Dramaturgie : du récit au théâtre
Le texte de Marie Darrieussecq, nourri de lettres et de journaux intimes, est à la fois un récit biographique et une réflexion esthétique. Comment faire théâtre de cette matière ?
La poésie de la langue ne suffit pas.
Nous pensons d’abord mettre en scène les duos et les trios en jeu dans la vie de Paula (Paula et son amie Clara ; Paula et son mari Otto ; Paula, Clara et Rainer Maria Rilke), mais à lire et relire le texte, c’est le combat de Paula pour exister en tant que peintre qui s’impose comme enjeu essentiel du texte, nous orientons donc notre travail vers un parcours solitaire.
Nous coupons le texte, changeant seulement parfois quelques pronoms pour passer du « Elle » au « Je », et inversant à deux ou trois reprises l’ordre des phrases.
Nous ne gardons que l’essentiel du contexte social, familial, artistique. Nous sacrifions (parfois à regret) des épisodes de sa vie, certaines facettes de ses relations, et des mises en perspectives historiques, politiques et artistiques, opérées par l’auteur.
Nous privilégions la démarche artistique de Paula : son goût pour le dessin, son apprentissage à Worpswede et à Paris, ses rencontres esthétiques (les portraits du Fayoum, Rodin, Cézanne…), le face à face avec ses modèles (les paysannes, les orphelins, les vieillards, et elle-même), la recherche de la forme, de la couleur, le combat de la création (le temps et l’espace à soi, l’indépendance financière).
Mise en scène : habiter le texte
A mesure que nous construisons la dramaturgie, se dessine un dispositif scénique. Ce que nous voulons montrer, c’est le combat de Paula Modersohn- Becker pour exister en tant que femme peintre. Un parcours solitaire, incarné par une femme seule en scène. Nous ne voulons pour autant pas en faire un monologue, car la voix de Paula n’est pas celle des mots mais celle de la couleur. La voix qui nous touche avec ses mots, c’est celle de Marie Darrieussecq.
Nous imaginons donc le spectacle comme la rencontre du corps de Paula : se vêtant et se dévêtant, se regardant, posant et dansant, peignant, déménageant, mangeant, et de la voix de Marie Darrieussecq qui raconte, retrace, dit l’émotion, met en perspective.
En contre point, les voix enregistrées (passées, dépassées) de Rainer Maria Rilke et d’Otto Modersohn.
A partir du moment où nous refusons d’illustrer le récit de la vie de Paula, il nous faut trouver jeux et images scéniques qui viendront habiter le texte. C’est dans la manipulation de la peinture et les variations autour de l’acte de peindre que nous les trouverons. Sur la scène, les cadres et les panneaux sont à la fois les supports de la peinture, les murs, les bordures, les miroirs, les surfaces de projection.
La question de montrer ou non les œuvres de Paula s’est vite posée. Un spectacle sur une peintre, doit-il nécessairement montrer ses œuvres ? Et si oui, de quelle manière ? Marie Darrieussecq, elle-même, dans son livre, évoque et décrit les tableaux sans en proposer de reproductions. Ce faisant, elle suscite la curiosité du lecteur et l’invite à aller les découvrir par lui-même.
D’autre part, montrer trop d’images peut alourdir le spectacle et bloquer l’imaginaire. Difficile pourtant de ne rien montrer. Nous choisissons donc de multiplier les dispositifs, décrivant les tableaux, montrant leur réalisation par fragments, les évoquant par des postures, s’en inspirant pour dessiner et peindre sur scène, projetant enfin l’image de quatre peintures de Paula ; à la fin du spectacle.
Note d’intention
Ce spectacle transfigure deux pratiques artistiques solitaires : la littérature et la peinture. Il met en scène la rencontre entre Marie Darrieussecq, l’écrivain, et Paula Modersohn Becker, la peintre, dans un aller-retour entre la lecture et le geste. A la suite de Marie Darrieussecq, ce spectacle pense la place de la femme à la fois dans la société et dans les milieux artistiques du début du XXe siècle, en résonance avec les aspirations et les réflexions de la société contemporaine.
Il montre comment le désir de créer peut en engendrer un autre. Comment la « trame douce et vibrante » que Paula sentait en elle, a trouvé à s’exprimer dans la prose poétique de Marie puis à s’incarner dans le jeu de la comédienne. Il y a là un enchaînement et une continuité du désir de créer chez trois femmes, chacune avec le savoir-faire qui est le sien, et qui cherche à exprimer la singularité de son regard.
Une femme à son bureau regarde une femme sur la scène. La femme est à son atelier. Elle ouvre et presse les tubes, elle mélange et malaxe et étale, joue de la détrempe et de l’empâtement, trace des contours, met de la couleur, crée des nuances.
Le théâtre vient évoquer et montrer cette pratique-là, en la transposant dans son économie et son rythme propres. La femme installe, manipule, déplace : le chevalet, les panneaux, les pots de peinture. Elle s’affronte à la matérialité de la scène qui condense l’espace et le temps de la vie de Paula en une heure.
La dramaturgie va à l’essentiel : Paula et son désir de peindre, Paula et ses difficultés à trouver son chemin, à exister en tant que femme artiste. Elle évacue tout le reste.
Le spectacle est un parcours, une chorégraphie, une performance, dans une scénographie à la fois théâtrale et muséale où surgissent des images, matérielles, virtuelles et symboliques, sur toutes les surfaces disponibles : feuilles blanches, toiles sur châssis, panneaux de bois, drap étendu.

Commentaires
Enregistrer un commentaire
Merci de votre commentaire. L'ensemble des commentaires est modéré avant publication.